David
Hume
Traduction et
commentaire de Gilbert Boss
Certains
sont sujets à une certaine délicatesse
de passion, qui les rend extrêmement sensibles à tous les accidents de
la vie et leur donne une
joie vive à chaque événement favorable de même qu’une tristesse
lancinante quand leur arrivent infortunes et adversité. La faveur
et les bons offices entraînent facilement leur amitié, tandis que la plus
petite vexation provoque leur ressentiment. Tout honneur ou marque de
distinction les exalte au-delà de toute mesure, mais ils sont touchés de
manière aussi sensible par le mépris. Les gens d’un tel caractère ont
certainement des jouissances plus vives aussi bien que des chagrins plus amers que les hommes d’un tempérament froid et posé. Mais je crois que,
tout bien pesé, il n’y a personne qui,
ayant le choix entier de ses propres
dispositions, ne préférerait avoir ce dernier
caractère. La bonne ou la
mauvaise fortune sont très peu en notre pouvoir, et quand quelqu’un d’une
telle sensibilité de tempérament se trouve confronté à un malheur, son
chagrin ou son ressentiment s’empare totalement de lui et lui enlève tout
goût pour les événements communs de la vie, dont la véritable jouissance
représente la plus grande partie de notre bonheur. Les grands plaisirs sont
bien moins fréquents que les grandes peines, si bien qu’un tempérament
sensible éprouvera nécessairement moins souvent les premiers que les
secondes. Sans compter que les hommes doués de passions aussi vives sont
sujets à se laisser emporter au-delà des bornes de la prudence et du
discernement, et à faire des faux pas souvent irréparables dans leur
manière de diriger leur vie.
On
observe chez certains une délicatesse
de goût qui ressemble beaucoup à cette délicatesse
de passion et qui produit la même sensibilité à toute forme de beauté
et de laideur que celle-ci produit par rapport à la prospérité et à l’adversité,
aux services rendus et aux vexations. Quand vous présentez un poème ou une
peinture à un homme doué de ce talent, la délicatesse de son sentiment le
rend sensible à chacune de ses parties, et les traits de génie ne sont pas
perçus avec un goût plus exquis et plus de satisfaction que les négligences
et les absurdités ne sont perçues avec dégoût et malaise. Une conversation
raffinée et intelligente lui procure le plus grand amusement ; la
grossièreté et la sottise sont pour lui la plus grande punition. Bref, la
délicatesse de goût a les mêmes effets que la délicatesse de
passion : elle élargit la sphère aussi bien de notre bonheur que de
notre misère, et elle nous rend sensibles à des peines comme à des plaisirs
qui échappent au reste de l’humanité.
Je
crois cependant que tout le monde conviendra avec moi que,
malgré cette
ressemblance, la délicatesse de goût est tout autant à désirer et à
cultiver que la délicatesse de passion est à déplorer et à corriger, si
possible. Ce qui arrive de bon ou de mauvais dans la vie est très peu en
notre pouvoir ; mais nous sommes passablement maîtres de choisir les
livres que nous lisons, les distractions auxquelles nous nous livrons et la
société dont nous nous entourons. Les philosophes ont tenté de rendre le
bonheur entièrement indépendant de toute chose extérieure. Ce degré de
perfection est impossible à atteindre.
Mais tout homme avisé cherchera à placer principalement son bonheur dans des
objets qui dépendent de lui-même. Et cela,
on ne peut pas mieux l’atteindre
que par cette délicatesse de sentiment. Quand un homme est doué de ce
talent, il est plus heureux par ce qui plaît à son goût que par ce qui
satisfait ses appétits, et il reçoit une plus grande jouissance d’un
poème ou d’un raisonnement que du luxe le plus coûteux
Quel
que puisse être à l’origine le lien entre ces deux espèces de
délicatesse, je suis persuadé que rien n’est plus propre à nous guérir
de cette délicatesse de passion que la culture de ce goût plus élevé et
plus raffiné qui nous rend capables de juger du caractère des hommes, des
compositions du génie et des productions des arts les plus nobles. Un goût
plus ou moins grand pour ces beautés évidentes qui frappent les sens dépend
entièrement de la plus ou moins grande sensibilité du tempérament. Mais en
ce qui concerne les sciences et les arts libéraux, un goût raffiné est,
dans une certaine mesure, la même chose qu’un jugement solide, ou du moins
il dépend tellement de lui qu’ils sont inséparables. Pour juger avec
justesse d’une composition de génie, il y a tant de points de vue à
prendre en considération, tant de circonstances à comparer, et il faut une
telle connaissance de la nature humaine que personne, s’il ne possède pas
le jugement le plus sain, ne fera jamais un critique passable de telles
œuvres. Et c’est une raison de plus pour cultiver notre goût dans les arts
libéraux. Notre jugement se fortifiera par cet exercice :
nous formerons
des notions plus justes de la vie ; bien des choses qui plaisent à d’autres
ou les affligent nous apparaîtront trop frivoles pour retenir notre
attention ; et nous perdrons peu à peu cette sensibilité et
délicatesse de passion qui est si incommode.
Mais
peut-être suis-je allé trop loin en disant qu’un goût cultivé pour les
arts raffinés éteint les passions et nous rend indifférents aux objets que
le reste de l’humanité poursuit avec tant d’amour. Après plus ample
réflexion, je trouve que cela augmente plutôt notre sensibilité pour toutes
les passions tendres et agréables, en même temps que cela rend l’esprit
incapable des émotions plus grossières et plus tumultueuses.
« Une
formation solide dans les arts libéraux adoucit le caractère et ne lui
permet pas d’être sauvage. »
A
cela, je pense qu’on peut assigner deux raisons très naturelles. En premier lieu, rien n’améliore autant le tempérament que l’étude
des beautés, que ce soit de poésie, d’éloquence, de musique ou de
peinture. Elles donnent une certaine élégance de sentiment à laquelle le
reste de l’humanité demeure étranger. Les émotions qu’elles excitent
sont douces et tendres. Elles détournent l’esprit de la précipitation des
affaires et de l’intérêt, elles
cultivent la réflexion, disposent à
la tranquillité et produisent une agréable mélancolie qui, de toutes les
dispositions de l’esprit, est la mieux appropriée à l’amour et à l’amitié.
En second
lieu, une délicatesse du goût est favorable à l’amour et à l’amitié
en limitant notre choix à peu de gens et en nous rendant indifférents à la
société et à la conversation de la plus grande partie des hommes. Vous
trouverez rarement que les simples hommes du monde, même doués d’un
jugement solide, soient très habiles à distinguer les caractères ou à
remarquer ces différences et gradations insensibles qui rendent un homme
préférable à un autre. N’importe qui de sensé suffit à les
divertir : ils lui parlent de leurs plaisirs et de leurs affaires avec la
même franchise qu’ils le feraient à un autre, et, trouvant beaucoup de
gens aptes à le remplacer, ils ne sentent jamais aucun vide ou manque en son
absence. Pour reprendre le mot d’un célèbre auteur français, le jugement peut être comparé à une horloge ou à une montre,
où la mécanique la plus ordinaire est suffisante pour montrer les heures,
tandis que seule la plus élaborée peut montrer les minutes et les secondes,
et distinguer les plus petites différences de temps. Celui qui a bien
assimilé sa connaissance et des livres et des hommes a peu de plaisir
ailleurs que dans la société d’un petit nombre d’amis choisis. Il
ressent trop sensiblement à quel point le reste de l’humanité ne répond
pas aux notions qu’il s’est formées. Et, ses affections étant confinées
en un cercle étroit, il n’est pas étonnant qu’il les pousse plus loin
que si elles étaient plus générales et indistinctes. Avec lui, la gaîté
et la pétulance d’un compagnon de plaisir se développent en une amitié
solide, et les ardeurs d’un appétit juvénile deviennent une élégante
passion.